Avec un cœur bouleversé Joëlle salua madame Pedro et Louisa, les assurant qu’elle reviendrait donner des nouvelles de ses recherches. En réfléchissant, elle se disait qu’il existait peut-être des indices dans la maison de ses parents. Depuis peu elle avait pris possession de cet héritage et plusieurs armoires n’avaient pas encore été revues et vidées.

Elle reprit la route, soupirant d’étonnement devant toutes les situations plus déstabilisantes les unes que les autres traversées au fil de la journée. Par quoi commencer ? Reprenant son souffle Joëlle, maintenant assise au milieu du salon, aperçut le clignotement du répondeur. Sans tarder elle écouta le message laissé par le notaire : il désirait la rencontrer dans les plus brefs délais.

Ah lui !… Pourrait-il me dire s’il connaissait la berline noire aux vitres teintées, stationnée en face de son étude le jour de notre rencontre ? Le cœur léger, elle composa le numéro et la secrétaire lui proposa la meilleure heure pour rencontrer le notaire. Tel qu’entendu elle se présenta dès le lendemain pour une nouvelle rencontre avec l’homme de loi.

— Madame Boulé, c’est avec d’infinies excuses que je vous remets cette petite enveloppe retrouvée dans le tiroir du classeur. N’en comprenant nullement la raison, elle a dû s’y glisser lors de la manutention du testament de votre tante, Dame Maggie Boulé. Permettez-moi de vous réitérer mes profondes sympathies !

Stupéfaite et pressentant qu’il y aurait peut-être d’autres indices, Joëlle le remercia vivement

tout en prenant l’enveloppe et, saisissant l’opportunité, elle ajouta :

— Me Couture, lorsque j’étais passée avec mes frères pour la lecture du testament, à notre sortie j’étais intriguée car il y avait une auto noire devant la porte de votre étude, parce qu’elle avait des vitres teintées…

Fronçant les sourcils, le notaire tourna les pages de son agenda et tout simplement, il informa sa jeune cliente que cette voiture appartenait au salon mortuaire et, par un des services offerts, la Direction assurait l’accompagnement aux personnes esseulées chez le notaire.

— Effectivement sitôt votre visite terminée une dame, récemment veuve, m’avait consulté ce jour-là. C’est sans doute la voiture dont vous parlez !

Ressentait un immense soulagement, Joëlle le remercia encore plus chaleureusement. De toute évidence, avoir été suivie jusque chez l’antiquaire… n’était que pure imagination !

Revenue et bien installée dans la tranquillité de sa maison, elle ouvrit l’enveloppe contenant quelques feuilles écrites de la main de sa chère Maggie. Dès les premiers mots, elle senti ses joues devenir en feu et son cœur éclater dans sa poitrine.

Ma précieuse Joëlle,

Lorsque Me Couture aura lu mes dernières volontés et t’aura remis la peinture du « grand cheval blanc » comme tu te plaisais à dire, tu y découvriras le parchemin que je n’ai jamais voulu altérer et je tiens à te laisser ces quelques pages explicatives.

Souvent tu me demandais ce que je voulais voir dans mes voyages. Je te répondais au meilleur de ma connaissance pour l’enfant et puis l’adolescente que tu étais devenue. Aujourd’hui en te parlant de moi, je voulais aussi te raconter l’histoire d’une femme qui est aussi ta mère, Adelia. C’est lors d’un projet de voyage pour visiter quelques pays d’Asie qu’elle m’avait ouvert un chapitre du grand livre de sa vie puisque je suis aussi sa belle-sœur.

J’avais toujours su qu’elle était italienne puis qu’une rencontre avec mon frère aîné avait précédé son arrivée au port de Québec. Petite, j’ignorais tout de leur histoire d’amour commencée en Grèce. Elle m’avait aussi parlé d’un Francisco connu dans un bistro de Florence, homme charmant avec une soif de liberté sans fin. Puis elle s’était abandonnée dans une histoire d’amour aussi magique que prometteuse. Mais des soucis imprévus les avaient laissés désorientés. À ce temps-là et selon sa culture, tout arrêt de grossesse ne lui causerait que malédiction et honte. Apprenant la réaction de ce Francisco qui désirait vivre ses amours sans attaches, elle avait décidé de s’enfuir auprès de sa grand-mère vivant alors en Grèce, puisqu’elle avait épousé un violoncelliste de concert qui avait décidé de s’y établir.

Déambulant le long des quais d’Alamy, en Grèce, Adelia transportait son petit ventre arrondi et ses regrets : c’est en larmes que mon frère, ton père, l’avait rencontrée. Nicolas, l’aîné de notre famille, était devenu matelot à bord d’un cargo faisant du transport de marchandises à travers le monde. Tu peux être fière du brave homme qu’il était, dont le cœur battait aussi la chamade pour sa belle Adelia. S’ouvrant à l’amour et n’écoutant que ses sentiments pour elle, il lui avait offert de l’amener bien loin de son pays, là où personne ne lui reprocherait son état. C’est ainsi qu’ils ont débuté leur vie de futurs parents. Les nôtres, nos parents étaient très fiers d’eux au jour de leurs épousailles.

Pour ma part, lors d’un voyage à Florence, j’aimais aussi flâner au bord de la mer et observer ces simples gens; à Livorno, j’y avais rencontré un musicien nommé aussi Francisco. Il se déplaçait de port en port où il aimait rencontrer de simples gens, les débardeurs, qui se rassemblaient dans un bistro et devenaient invariablement de bons amis. Cet homme me charmait car j’y découvrais tant de bonté et d’attention à faire plaisir aux autres. Un soir m’ayant appris qu’il devait quitter dès le lendemain pour un nouveau contrat à Manille, il constata ma stupéfaction. Évidemment je ne pouvais nier le revirement que cet homme avait provoqué au fond de ma poitrine et en lui souhaitant, dans un grand sourire, “ le meilleur pour l’avenir “, il m’avait surpris en ajoutant :

— Si vous continuez à visiter d’autres pays, pourquoi ne pas venir aux Philippines ?

— Euh ! Merci de le proposer … j’en serais ravie !

J’avais peine à ne pas rougir par cette invitation à peine voilée. À toi, ma chère Joëlle, qui ne pouvais savoir tout ce que j’avais pu vivre comme expériences, je me suis toujours refusée à dévoiler mes heures plus volages éparpillées un peu ici et là. J’arrêtais mes histoires plus libertines dès lors je reprenais l’avion pour revenir chez-moi, à mon boulot de paysagiste. Ça devait rester dans un tiroir où on y accumule les secrets les plus intimes.

Alors je me suis préparée pour visiter quelques pays asiatiques avec une première escale à Manille, bien entendu. J’errais au bord des quais avec les autres badauds y recherchant les bouquinistes et des babioles exclusives ; une enseigne géante clignotait le nom d’un Francisco. Très intriguée et trop heureuse de retrouver peut-être immédiatement la trace du musicien , je me suis glissée sur un banc pour y déguster un de leurs thés. J’y apprenais qu’un programme musical débutait à la mi-soirée, suffisamment de temps pour chercher et souper avec leurs célèbres “ Lumpia “. Ma pensée voguait bien au-delà de ce petit commerce de bord de rue.

À l’heure annoncée, j’ai vite reconnu Francisco transportant divers instruments de musique tout en saluant l’assistance qui le lui rendait bruyamment en faisant tourner leur béret au-dessus de la tête. Geste typique pour ces simples marins. La prestation terminée, avançant vers la porte de côté d’où je pourrais parler à l’artiste invité, c’est avec un sourire et un regard inoubliables qu’il m’a saluée. Lors des applaudissements, il m’avait repérée dans l’assistance car ma chevelure ne pouvait passer inaperçue…

Suite à ses prestations chaudement applaudies, nous nous étions dirigés vers un autre café ouvert toute la nuit. D’inoubliables heures à parler de nous, de nos histoires, deux étrangers dans cette ville arrivés du bout du monde ! Et pour moi, Francisco restera toujours mon “ bout du monde “ car après lui, je n’ai plus jamais voulu connaître d’autres amours et ce, même si cet homme accusait quelques décennies de plus. Je suis demeurée à Manille le temps de mes vacances, sans jamais visiter d’autres pays.

Francisco m’avait raconté le naufrage de son Padre car lui aussi travaillait dans les manœuvres de bateaux à Livorno, puis sa rencontre inévitable avec son homonyme, Francisco Pedro qui flânait souvent avec les débardeurs du port. Il avait relaté cet autre drame qui avait assombri la célèbre famille Pedro. Cet apprenti-débardeur lui avait parlé de ses brèves amours, sa plus belle histoire à-jamais pour une Adelia … partie trop vite en Grèce, d’où elle n’était jamais revenue. Cette aventure malheureuse avait fortement ébranlé une de ses sœurs, partie aussi rapidement pour une lointaine Amérique. Débardeur qu’il était, fils et frère ingrat il était devenu puis une surdose l’avait ravi à sa famille. Le musicien en était encore visiblement très affecté.

Beaucoup de liens se sont assemblés dans mon esprit, reliant une belle italienne enceinte au nom d’Adelia venue de la Grèce… En revenant ici j’avais remué ciel, terre et mer pour retracer la femme italienne débarquée de l’Andrea Doria, au port de Québec dans les années cinquante. Puis un beau jour — car il est toujours resté un des beaux jours de ma vie — j’ai rencontré cette madame Pedro installée dans un petit village avoisinant le fleuve. En quittant Manille, Francisco m’avait remis cette toile « du grand cheval blanc » avec le parchemin gravé de sa main tout en m’assurant qu’il garderait toujours en mémoire la lumière du soleil irisant ma chevelure rousse lorsque j’ouvrais le rideau au petit matin. Depuis la première fois où il avait dénoué la natte rousse de mes cheveux avec ses doigts, pour lui, j’étais la déesse Épona, connue dans ses cours d’Histoire antique au Lycée. Elle était une cavalière avec la chevelure rousse et abondante bien en selle sur un cheval blanc. Et nous riions de bon cœur car jamais personne ici n’avait eu d’éloges pour une petite fille aux taches de rousseur arborant une tignasse, couleur carotte… Et, sur la toile, Francisco avait gravé cinq lettres afin de se garder présent dans mes souvenirs : MBEFQ.

Lorsqu’enfin j’avais rencontré madame Pedro, nous nous étions dévisagé et souri intensément. Qui croyions-nous reconnaître, chacune de notre côté ? Quels liens m’avaient amenée jusqu’à elle ? Je lui avais parlé de mes voyages à Florence, ailleurs et à Manille puis elle m’avait semblé soudainement ennuyée de ma rencontre avec le musicien de Florence. Je lui avais parlé de la triste histoire d’un de ses amis, jeune italien disparu à la suite d’un chagrin d’amour… la perte de son innamorata, exilée au bout du monde parce qu’elle portait son enfant. Madame Pedro avait beaucoup pleuré.

Puis le ton de mes confidences allait sceller nos existences. À son tour, madame Pedro m’avait parlé de la route franchie depuis sa fuite au Québec afin de ne plus être dans la peine de ce drame familial. Consciemment elle voulait partir sur les traces de cette jeune femme, nommée Adelia, pour qui elle ressentait compassion certes, mais désirant enfin connaître l’héritier des Pedro.

Francisco m’avait remis une vieille horloge que j’avais offerte à l’antiquaire, car je trouvais ardu d’en remonter le mécanisme à tous les soirs. J’ignorais à ce moment-là qu’il y avait inséré les cinq lettres qui nous appartenaient. À sa demande, je lui avais révélé la signification des lettres qu’il avait tracées sur le parchemin :

M pour Maggie - B pour Boulé - E pour EPONA, F pour Francisco et Q pour Querin (son nom de famille) et aussi pour QULCANO (quelqu’un) afin de donner un nom à l’héritier du débardeur de Florence…

En apprenant que ce Francisco avait été le dernier amour de mes voyages, une complicité s’est alors scellée entre nous sans qu’elle n’élabore sur ses propres amours. Puis je lui avais parlé de mon frère Nicolas et de sa belle Adelia, parents de “ notre “ nièce à toutes les deux, la petite Violaine.

Je voulais te révéler ces choses afin que tu connaisses le grand serment que tes parents s’étaient échangé, un soir au bord d’un quai grec … celui d’aimer et protéger cet enfant à naître, devenue ta sœur Violaine.

Je t’ai toujours aimée Joëlle comme la fille que jamais je n’ai pu concevoir.

Tante Maggie

En repliant précieusement chacune des pages de cette lettre, Joëlle comprenait l’intensité de la vie qu’avait été celle de sa tante Maggie, celle de madame Pedro, de Francisco le musicien, de ses parents et aussi celle de sa grande sœur, la petite Violaine, partie elle aussi trop tôt.