Michel s’était réveillé à l’heure où le soleil se lève aussi. Habitué à un sommeil court et léger et surtout, à faire briser son repos pour répondre à toute situation demandant une assistance immédiate, les sons provenant de la cour arrière l’avaient effleuré sans en avoir pleine conscience. La scène qu’il vit par sa fenêtre le sensibilisa davantage à la vie de Paul.

Paul était vêtu d’une cape noire à mi-jambe avec de longues franges ocre sur toute la longueur des manches et de plus courtes franges noires au bas de la cape. Sur le dos, une symbolique du cycle de la vie. Les symboles autochtones représentaient les 4 points cardinaux, les 4 animaux totems, le bison, l’aigle, le loup et l’ours, les 4 saisons, les 4 éléments, l’air, le feu, l’eau et la terre dans les 4 couleurs, le blanc, le rouge, le jaune et le noir. La symbolique était tissée à la main.

Se tenant debout, dos au chalet, il semblait recueilli en s’adressant au fleuve. Son très fidèle Labernois était à ses côtés, assis, bien droit comme son maître, et le nez légèrement offert au vent. Cette image était magnifique. Michel espérait que Marie puisse avoir capté cette inoubliable peinture vivante avec son appareil photo sophistiqué. Les couleurs du ciel et du soleil à peine levé, sur un fleuve bougeant, mais calme, et sur un sol encore légèrement peint de rosée, ce serait un souvenir intarissable.

Par sa fenêtre largement ouverte, Michel entendit Paul chanter. Un chant en langue amérindienne à coup sûr et offert en guise de prière à l’âme du défunt. L’accident grave (et provoqué) de la veille et le désespoir qui mène au geste fatal du suicide avaient atteint la bande des six.

Chez la plupart des Amérindiens, la croyance veut que deux âmes habitent l’être : l'une est libre de toute attache et peut quitter le corps immédiatement, l'autre en est intrinsèque. La première gagne le monde des esprits au moment précis du décès, la seconde subit le même sort que le corps périssable et suivrait son rythme de décrépitude.

En hommage aux survivantes qu’il avait tenté d’aider lors de cet événement, Paul avait installé au centre du terrain des roches en position de boussole et déposé de l’écorce de bouleau que les Atikamekw nomment Maskwaigizitgan et se servent lors des rites funéraires. Paul se retourna du fleuve et fit plusieurs fois le tour de cet aménagement dans un tempo de pieds au rythme d’un cœur qui bat fort. Selon les us et coutumes, après cette danse, la conjointe ou le conjoint en deuil était libre, et pouvait se marier ou s'associer sans contrainte parmi des amis. Le rite s’appelle le gatsiwe'ndimak, "deuil enlevé." Il espérait que les deux survivantes reçoivent ce même message de laisser partir leur ami et conserver de lui, le meilleur.

Michel descendit doucement l’escalier pour aller rencontrer Paul. Le matin était maintenant bien levé et le soleil serait très chaud assurément aujourd’hui. Il croisa Marie qui, appareil photo à la main, lui adressa un sourire triste. Elle aussi avait assisté au rituel. Marie, habituée aux chorégraphies des mannequins, comprenait les danses représentant des sentiments et émotions. Demeurant songeuse, les souvenirs d’un accident de la route n’étaient pas oubliés et revenaient tellement facilement. Michel lui fit la bise, fit du café et sortit.

Mistral, le magnifique Labernois, vint accueillir Michel dans la démarche lourde dont fait preuve la génétique du bouvier bernois. Michel offrit un café à Paul et ils s’accroupirent en ‘’indien’’ autour de l’arrangement de roches et bouleaux, lui-même encerclé de roches plus grosses. Mistral vint reposer sa tête sur le pied de Paul. Tout était silence.

Peu à peu, la bande se joignit et les sourires apparaissaient doucement. Paul portait un bracelet noir en tissu et expliqua que le rite voulait que les endeuillés le gardent jusqu'à ce qu’il s'use et se détache. Il distribua des bracelets pour ceux qui voulaient partager. Ce fut à l’unanimité et dans un silence respectueux.

Flora apporta des fruits, biscottes et fromages avant de passer au petit-déjeuner pour ceux dont l’estomac le commanderait un peu plus tard. Elle allait donner l’information sur la journée à venir… lorsque Paul se confia.

‘’Litonya’’ signifie Colibri. Je réside donc ici dans l’une de ses maisons. Litonya s’est envolée il y a deux ans et notre loup de cette époque, Baril, est parti avec elle. Ce fut un dur coup mais j’ai maintenant le cœur un peu plus léger.

La mort… la vie...

J’ai fabriqué un attrapeur de vent (autre que l’attrapeur de rêves, qui lui est bien connu, et le bâton de la parole ou le calumet de paix), un objet de pouvoir qu’on bâtit soi-même avec le matériel représentant pour nous la personne disparue et ce qu’elle nous inspire. Cet attrapeur de vent spirituel nous fait prendre conscience que le temps que ça passe est important et sans limite imposée pour laisser partir. Les autochtones en général disent que c’est parce qu’on prend le temps, qu’on surmonte mieux le deuil. En prenant le temps de l’introspection, et en acceptant de lâcher-prise, on peut trouver dans cet objet imaginé et créé de notre main d’un bâton trouvé en forêt et qui inspire le souvenir de la personne disparue. Ce bâton sera ensuite couvert ici et là de matériel naturel, comme du cuir, des plumes, des perles de couleur jaune, rouge, noir et blanc.

Nous, blancs du Québec et de religion catholique, on nous a dit, on nous a martelé de tant de croyances toutes plus bêtes les unes que les autres, dont celle que la douleur du deuil est taboue. Ne pas montrer ses sentiments, ses émotions. ‘’Voyons, tu es plus fort que ça!’’ La tristesse, la colère, l’anxiété seront donc perçues comme une faiblesse. Maintenant, étant adultes et ayant trouvé notre propre vision de la vie, et avec de la chance, s’il y a des êtres bienveillants autour de nous, ils nous laisseront exprimer sans jugement et sans attente, l’expression sincère de nos sentiments. Une des forces des rituels autochtones est de donner toute la place au fait de pleurer la perte, au chagrin et au désespoir, aux cris et à la révolte. On sait depuis la nuit des temps que c’est ainsi que l’on traverse mieux cette épreuve qu’est la perte d’un être cher par la mort, la séparation ou autre relation brisée.

Litonya, Colibri, a été la plus belle chose qui me soit arrivée. Nous n’avons pas eu d’enfant, la vie l’a voulu ainsi. Baril a été notre compagnon depuis son plus jeune âge, car il a perdu sa mère et s’est retrouvé tout bonnement sur notre réserve. Nous l’avons élevé comme un chien tout en lui laissant ses origines de loup. Comme nous, les loups sont grégaires, respectueux de la nature et préservent les ressources. Le loup est bien moins agressif que les chiens éduqués pour le duel, pour l’attaque. Il n’a rien contre l’homme, même si parfois il cherche à exposer sa puissance pour faire reculer l’autre et ainsi se protéger.

L’histoire veut que lorsque le loup hurle à la lune, ce soit une demande pour qu’elle s’illumine et permette plus facilement la chasse. J’adorais ce cri que je jumelais à une complainte. Je m’en ennuie encore. Le loup représente la puissance, la loyauté, la férocité, l’intelligence et la fidélité. En effet, le loup reste fidèle à sa louve pour toute sa vie. Comme moi pour Litonya. Enfin, jusqu’à présent. Et lorsqu’une autre compagne partagera ma vie, Colibri ne me quittera pas.

Les larmes aux yeux, Paul prit son bâton attrapeur de vent fait de plumes rouges, d’os blancs de caribou, de perles jaunes et noires et le manipulait doucement dans ses mains fortes et larges. La veille de leur départ, j’ai rêvé de loups et ce symbole spirituel était signe d’un présage, dont je ne savais pas encore s’il serait bon ou mauvais. Contrairement aux croyances populaires, les loups ne sont ni gentils ni méchants. C’est un être intelligent avec des instincts hors pair, capable de comprendre dans toute son étendue la notion de cause à effet, alors que le chien pas du tout, ou alors partiellement. Baril a tenté de sauver Litonya…

Le bâton de deuil n’est pas un objet magique. Il ne me dispense pas de passer par chaque phase de deuil. En revanche, j’étais prêt à prendre ce temps, à mettre le reste en retrait, pour que la douleur de la perte fasse bientôt place à un champ de possibles. Je pouvais m’épargner des années de larmes et entamer la reconstruction plus vite que je ne l’imaginais.

Marie était fascinée par les approches spirituelles de Paul. Les pertes qu’elle avait vécues, dont celle très jeune… elle aurait aimé avoir pu les aborder comme ça. Elle se mit doucement à pleurer.