Levé aux aurores, après la cérémonie de la fenêtre, une fois son petit déjeuner avalé, il revient à la réalité en s’ébrouant la tête, comme un chien qui sort de l’eau.

Bien sûr, se dit-il, Isabelle est venue hier soir. Que je suis bête! Elle m’a fait un café et a pris du lait dans le frig’. Et, oui, ça me revient, elle m’a demandé si elle pouvait se faire un petit sandwich, selon son expression, fromage-beurre-cornichon. Et puis, elle s’est assise en face de moi. Pas comme d’habitude, à côté sur le canapé mais sur la vieille chaise de l’Île. Peut-être pour être plus à l’aise pour manger son sandwich.

Ce jour-là, beaucoup de choses en perspective au bureau. Il en profitera pour faire quelques courses en ville. Et le soir, souper avec Isabelle.

Rien de tel pour se mettre en forme mentalement qu’une balade sur la plage. Antoine ouvre la porte, reste quelques minutes dans un rayon du soleil sur la galerie, s’étire, écoute, admire. Il jette un coup d’œil à l’endroit où se trouvait le colis la veille et rit intérieurement de toute l’énigme, sans angoisse, sans stress, comme s’il acceptait cette fatalité : je l’ai attendu, il est arrivé, il a disparu. Voilà, c’est tout. Du moins, c’est tout pour aujourd’hui. Je ne vais pas laisser ce colis me gâcher cette journée importante. Quand les amis viendront vendredi soir, on verra. Parlant de mystère, il repense à la voiture accidentée sans conducteur ni passager. Celui-là, il le laisse aux policiers. D’ailleurs, il a horreur des faits divers et a assisté à cette affaire bien malgré lui.

Le sable crisse sous ses pas, les sternes jouent dans l’eau. Torse nu, il sent le léger picotement du vent sur ses épaules. Comme un enfant, il ne peut s’empêcher de mettre les pieds dans l’eau. Elle est fraiche et mouille le bas de son pantalon. En marchant tranquillement, il pense à Isabelle, son amoureuse depuis si longtemps. Est-ce qu’elle aimerait qu’ils vivent ensemble? Il n’en est pas si sûr. Comme lui, elle apprécie ces rendez-vous surprises, ces escapades décidées à la dernière minute, ces retrouvailles buissonnières. Tous les deux sous le même toit, et c’en est fini de tout ça. Sans des efforts constants, plus de piment, plus de folie. Des efforts, aucun d’eux n’en veut dans le registre amoureux. Et pas question ni pour Isabelle ni pour Antoine d’avoir un enfant.

Il pense aussi à sa journée, passe en revue diverses choses qu’il doit faire. Plusieurs points à vérifier avec sa secrétaire : où en est la réalisation du nouveau site web? Comment se passe le déménagement du département d’impression? Les dossiers des candidats stagiaires pour l’année prochaine sont-ils triés? Il doit aussi discuter avec le graphiste du nouveau logo de sa maison d’édition, les Éditions de l’Isle. Et puis, travailler sur un projet à soumettre au conseil d’administration : élargir le catalogue de la maison à d’autre publications que des essais, son registre depuis sa création.

Marie-Josée, sa secrétaire, l’a prévenu que 3 manuscrits l’attendent sur son bureau. C’est d’ailleurs pour ça qu’Antoine a accepté de quitter « son » île ce jour-là. Autant Il utilise volontiers l’informatique et profite de toutes les possibilités de la virtualité contemporaine, autant, pour les manuscrits, il insiste sur le format papier. Quand il en reçoit, il tâte l’épaisseur de l’enveloppe, la soupèse, la déchire précautionneusement. À chaque fois, c’est pareil, quand l’enveloppe s’ouvre, il a un petit battement de cœur particulier, comme un petit frisson en découvrant ce livre en devenir. Pour lui, un livre, c’est avant tout un objet, avec une forme, un poids, des couleurs, une odeur, pas seulement une succession de caractères alignés dans la froideur et la verticalité d’un écran.

Une petite douche rapide et le voilà au volant de sa voiture. Pas envie de mettre la radio, la journée s’annonce trop belle pour la commencer avec les pleurnichards habituels qui se lamentent d’une voix nasillarde sur le temps trop chaud et trop sec, sur les embouteillages – qui ne sont en fait que de petits ralentissements – ou qui présentent en s’enthousiasmant bêtement le dernier spectacle d’humour aussi stupide qu’eux. Puis sûrement qu’il va être question du mystère de la voiture accidentée d’hier soir, très peu pour lui.

La matinée se passe sans incident, comme prévu. De retour de la salle de réunion où il a travaillé avec sa secrétaire, il s’installe à son bureau et après un rapide coup d’œil à la vue magnifique, il prend les 3 enveloppes de manuscrits. Dans la première, un document d’environ 150 pages, intitulé « Essai sur la distanciation dialectique de la quotidienneté ».

Hum, se dit-il, même si le titre a l’air hermétique, je vois de quoi il s’agit. Ça promet d’être passionnant.

Il pose le manuscrit dans une boîte étiquetée « à lire ». Le titre du deuxième manuscrit l’amuse : « Bachibouzouk et Ornithorynque : petit guide illustré des injures chez Hergé ». En tintinologue averti, Antoine sait qu’un ouvrage de ce genre a déjà été publié il y a une dizaine d’années. Il l’écarte donc. Quant au troisième, c’est un beau-livre. Texte et photos ont l’air se répondre. Très intéressant, pense Antoine; à lire. En voyant le titre, « Les chasses au trésor en Afrique australe », il a une illumination.

Voilà, quand les amis seront là pendant le weekend, on va faire une chasse au trésor pour retrouver le colis. Je suis sûr que ça va amuser tout le monde, grands et petits.

Vendredi soir, ils arrivent. Tous sont là : Isabelle, Pierre, Louis, Marie, Christine et Hubert, Thomas et Margot et les 5 enfants de la bande. Au repas, Antoine explique que le lendemain, il y aura une chasse au trésor.

Oui, oui, hurlent les enfants tout énervés, une chasse au trésor.
Maman, dit l’un, je pourrai me déguiser en corsaire?
Papa, dit un autre, tu me prêteras ta boussole?
Bon, dit l’un des parents, allez, la petite troupe, au lit, si vous voulez être en forme demain!

Au petit déjeuner, Antoine explique que le but est de retrouver une grosse boîte en carton jaune, d’à peu près 50 cm sur 30, recouverte en grande partie de ruban adhésif vert. Et, ajoute-t-il, c’est une course au trésor pour superchampions car en dehors du « trésor », de sa forme et de ses couleurs, il n’y a pas d’indices. Ça n’entame pas la bonne humeur des grands comme des petits.

On fait des équipes, demande un enfant?
Oui, mais pas d’équipes d’enfants. Les enfants doivent obligatoirement être avec un adulte
Louis, demande une petite blonde, est-ce que ton chien peut venir aussi?
Bien sûr, on ne va pas le laisser ici tout seul. En plus, il va peut-être nous aider.

Pour faire « comme si », Antoine a fait des plans naïfs de l’Île et de la propriété de ses grands-parents, en indiquant ici un puits, là un petit pont. Il n’a pas oublié le héron sur la plage, ni le bosquet de lilas au bord du chemin. Chaque enfant a droit à un plan. Et les voilà tous partis. Antoine est joyeux et détendu, heureux de voir ses amis jouer le jeu en se prêtant de bonne grâce à l’exercice. Même s’il est plus détaché, au fond de lui, il espère bien le retrouver ce fichu colis.

Environ 10 minutes après le départ, Sacha, le corsaire, crie d’une voix aiguë:

Je la vois, je la vois, elle est là, la boîte d’Antoine.

Tout fier de lui, il saute sur place, comme monté sur un ressort, en criant « je l’ai trouvée, je l’ai trouvée, c’est moi qui l’ai trouvée ». Et oui, elle est là, sur la plage, en partie recouverte de sable. Sacha et Thomas, qui faisaient équipe ensemble, avaient décidé de marcher sur le petit chemin de terre longeant la plage. En réalité, Thomas marchait sur le chemin et Sacha courait dans tous les sens sur la plage, sous le regard attentif de Thomas. Celui-ci rejoint l’enfant qui avait été attiré par une petite tache verte sur le sable.

Thomas avertit tout le monde par téléphone que c’est Sacha qui a gagné et tous reviennent à la maison. Tout fier de son coup, Sacha s’exclame à la ronde, du haut de ses 8 ans :

Vous voyez, c’est utile un habit de corsaire!

Les adultes et les enfants sont assis en rond par terre, le colis au centre du cercle.

Sacha, dit Antoine lui tendant une paire de ciseaux, comme c’est toi qui as découvert le trésor, tu as gagné le droit d’ouvrir la boîte .