Martin fait face. Il réprime son trouble, le compresse jusqu'à se donner une contenance proche de l’innocence. Il tend une main chaleureuse à celui qui l’accueille en s’installant derrière son bureau et lui proposant un fauteuil qui lui fait face.

Professeur Lenoir, je vous suis très reconnaissant de me recevoir aussi rapidement. J’ai une requête assez singulière à formuler et je viens à vous parce que, cherchant une autorité à la compétence inattaquable, je ne pouvais trouver plus solide qu’une sommité universitaire en société et culture asiatique telle que vous.
Vous me flattez, monsieur Gingras. Que puis-je pour vous?

Martin extirpe de son sac le document dans sa pochette de plastique et le glisse sur le bureau en direction du professeur qui, sans y toucher, y jette aussitôt un regard intéressé.

J’ai en quelque sorte hérité de ce document auquel je ne comprends rien mais qui a une très grande importance à mes yeux. J’aimerais savoir si vous pouvez m’expliquer, en gros, de quoi il s’agit. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’éclairer.
Avec plaisir, monsieur Gingras, ça fait partie de ma mission de chercheur et d’enseignant de partager mon savoir avec qui en a besoin.

Le professeur attire vers lui la pochette et y plonge son regard scrutateur. Il survole rapidement les pages en formulant des explications comme s’il se parlait à lui-même. Puis il son regard plonge dans celui de Martin.

C’est un texte en coréen où il est question d’artefacts culturels antiques. Mais dites-moi, monsieur Gingras, ne seriez-vous pas apparenté à Joseph Lépine? Autrement, comment ce document se retrouve-t-il entre vos mains?
Comme vous l’avez dit d’entrée de jeu, professeur, je crois que nous avons effectivement beaucoup de choses à nous dire. Je suis le petit-fils de Joseph Lépine que j’ai vu photographié en votre compagnie dans l’antichambre de votre bureau. Je suis venu ici chercher la lumière sur un document qui m’était étanche mais je pense que je vais trouver beaucoup plus.

Le professeur Lenoir se cale au fond de son fauteuil en se croisant les bras. Il s’explique mal le ton teinté de défi dans lequel il sent poindre l’ombre d’une colère. Pourquoi cette attitude? Dans le regard de Martin, il n’y a que curiosité et espoir de comprendre. Lenoir choisit de tout déballer. D’un coup.

Tenez vous bien, Martin, je vous raconte toute l’histoire. J’ai rencontré par hasard votre grand-père à la fin du printemps 2006 dans un bar du quartier Ichon à Seoul; c’était bien avant les projets de rénovations désastreux qui ont siphonné l’âme de ce coin de la ville. Nous étions les deux seuls occidentaux et nous avons entamé la conversation au bar. Allez savoir pourquoi, la connexion a été instantanée. En moins de trente minutes, j’avais la certitude d’avoir devant moi un être droit, sensible, ouvert et animé d’une passion pour la justice et l’honnêteté. Joseph m’a expliqué qu’il avait eu le projet d’explorer les mafias du Japon, de la Chine et de la Corée mais qu’ayant débuté avec cette dernière, il avait compris qu’il trouverait amplement ici matière à y trouver ce qu’il cherchait. Au fil de la conversation, j’ai découvert chez Joseph un être d’une sidérante érudition. De l’astrophysique à la mécanique quantique, de l’ethnographie à l’histoire de l’art, de l’urbanisme au commerce international, il s’intéressait à tout, avait une soif de creuser et de comprendre absolument renversante mais conservait en même temps un doute immuable qui nourrissait une humilité face à tout ce qu’il connaissait. Converser avec lui était un enchantement.
Je n’ai hélas pas connu le Jos que vous me décrivez. Avec moi, mon grand-père était un être discret et silencieux qui partageait facilement ce qu’il connaissait des choses concrètes de la vie, mais qui restait muet quant aux ambiguïtés et aux mystères des mondes plus nuancés. J’avais quinze ans quand il s’est évaporé, j’aurais pu comprendre bien des choses s’il avait daigné les partager avec moi. Pourquoi, son silence?
Je ne saurais répondre à cette question, Martin, mais je trouve vraiment désolant que vous n’ayez pas pu profiter du moment d’une conversation aussi fluide et ouverte que celle dont m’a gratifié votre grand-père dans ce bar de Seoul. J’ai d’ailleurs utilisé l’histoire qu’il m’a racontée durant les deux heures suivantes pour un article que j’ai publié dans le Journal of Asian Studies de la Cambridge University. Vous me laissez votre adresse et je vous en envoie une copie par courriel. Nous pourrons partir de là pour notre prochaine conversation car je suis désolé, mais mon agenda ne me permet pas d’étirer notre rencontre.

Martin est déjà debout. Il remercie le Professeur Lenoir du temps qu’il lui a consacré et lui dit qu’il lira l’article avec un grand intérêt. Ils se serrent la main, mais aucune électricité ne passe dans ce contact. En soirée, Martin reçoit l’article annoncé dont il prend connaissance sur l’écran de son Mac. C’est paru en 2007 dans le “Journal of Asian Studies” aux Cambridge University Press. Il est en anglais mais Google le lui traduit. Le titre de l’article annonce l’action d’un aventurier canadien qui s’investit dans une mission auprès de quatre membres de Kkangpaes pour influencer leur trajectoire. Martin poursuit sa lecture mais il a peine à croire qu’un contenu de cette nature ait pu se frayer un chemin à-travers les comités de lecture d’une revue savante. Des faits historiques émaillés d’anecdotes. Il s’admet qu’il peut être un peu biaisé comme juge, mais il se conforte dans sa position rigoureuse.

Lenoir, dans son article, raconte que l’emprise japonaise sur la Corée s’est progressivement étiolée à partir de 1935. Kim-Chwan-chin s’est alors imposé à Seoul comme un chef politique indépendantiste mais également mêlé à des activités de corruption. Quand Koo Majok a pris la relève, son organisation est rapidement devenue exclusivement mafieuse, là étaient les racines. L’article du professeur quitte ensuite le terrain historique pour raconter sa rencontre avec le Canadien.

Martin comprend bien vite que l’aventurier dont il est question dans l’article est son grand-père Jos. Avec l’intention initiale d’explorer et comprendre les mafias de trois pays d’Asie, Jos s’est accroché les pieds en Corée, le premier sur sa liste. C’est dans un bar du quartier Ichon, encore, que Jos, au fil des verres ingurgités s’est lié avec avec quatre Coréens se disant membres de la Jopock ce qui, il allait le découvrir plus tard, était une sorte de branche aristocratique ayant émergé des Kkangpaes. Le discours de ses interlocuteurs étais sans nuance. Les Kkangpaes étaient encore contrôlés par les Japonais impérialistes. Ceux-ci utilisaient la branche coréenne pour alimenter leurs réseaux de prostitution de filles du pays pour les vendre au Japon et ils refusaient de le tolérer; ils étaient prêts à entrer en lutte contre les Yakusas. Avec, désormais, des liens dans la ville de New-York et au New Jersey les quatre Coréens cherchaient à briser ce cycle, tout en continuant à générer des revenus pour leur organisation mafieuse: les guerre à entreprendre allait engendrer des frais. Au fil des conversations, comprenant que ses interlocuteurs avaient un accès facile à des pièce de grandes valeurs comme des grès buncheong du XVe siècle et des céladons du XIIe, Jos est arrivé à leur suggérer d’utiliser leurs antennes américaines pour écouler, à partir de ce marché étranger, ces

antiquités artistique coréennes qui trouveraient facilement preneur des le monde.

À partir de là, le texte du professeur Lenoir bifurque dans une direction inattendue pour prendre la forme d’une description analytique du grand-père Jos, ce qui, pour Martin, semble totalement incompatible avec le contenu d’une publication du style du “Journal of Asian Studies”. Lenoir raconte avoir eu accès aux motivations profondes de l’aventurier qui, selon lui, cherchait à aider les perdants de l’histoire à prendre leur revanche. Les Chinois avaient dominé les Japonais qui, à leur tour, avaient assujettis les Coréens. Le Canadien voulait contribuer à modifier la donne. Renoir décrit Jos comme un idéaliste généreux avec une perméabilité totale pour partager les objectifs de ses nouveaux amis coréens; il en fait un être astucieux, supérieurement intelligent avec un sens stratégique hors du commun. Il précise quels moyens a utilisé l’aventurier pour aider ses amis à profiter pleinement de leurs contacts américains. En conclusion de son article, Lenoir se dit privilégié d’avoir pu côtoyer un être investi dans sa mission avec autant de conviction.

Un peu hébété de découvrir là un grand-père Jos aussi différent de celui qu’il a connu, Martin prévoit rappeler dès demain le professeur Lenoir. Il veut notamment en savoir davantage sur le trafic d’antiquités coréennes évoqué dans l’article et aussi sur le contexte dans lequel a été prise la photo affichée au mur de l’antichambre de son bureau.