Un texto entre sur mon téléphone, c’est Robert : Je suis chez toi, t’es pas là et ton auto non plus! T’es où là, y est à 11h? J’ai demandé à Bob, qui est seul d’ailleurs à la maison, c’est super, mais il ne parle pas encore français. Rappelle-moi!

Je l’appelle sur le champ :

Françoise, qu’est-ce qui se passe avec toi? Raphaël qui me dit que lui et Marina sont corrects, aucune blessure, on les garde sous observation quelques heures. Il t’a écrit, mais tu ne réponds pas. Il m’a demandé d’aller chez toi pour te rassurer. Il est OK, pas besoin d’y aller, Françoise!

Fous-moi la paix Robert! C’est mon fils et je ferai ce que je veux. C’est l’embarquement, merci de t’occuper de Bob en mon absence.

Elle raccroche. Robert soupire encore et caresse Bob qui le regarde avec ses grands yeux de chien inquiet.

Il reprend son téléphone et pianote : Raph, j’ai échoué dans ma mission. Ta mère est dans l’avion pour Milan... désolé.

Robert écrit un autre message : Diego, Françoise est dans l’avion pour Milan, Raphaël a eu un accident d’auto mineur, aucune blessure, son amie aussi va bien. Alors, voilà... tu risques de la croiser dans les prochains jours. Appelle-moi quand tu pourras. Robert

***

Raphaël regarde la ville qui s’éveille derrière la vitre du taxi. Il tient la main de Marina, assise à ses côtés.

Per favore, qui dietro la macchina rossa.

Le taxi se gare et Marina se tourne vers Raphaël et l’embrasse doucement. Raphaël chuchote :

Je vais aller dormir un peu avant ma séance d’orientation à Poli à 16h. On se parle demain.

Raphaël pose un baiser sur la joue de Marina, ferme la portière, prend son sac dans la valise et lui sourit avant que le taxi reparte.

***

Raphaël est assis sur son lit, appuyé sur les oreillers, son carnet noir posé sur ses genoux.

4 janvier

Je suis courbaturé, pas la moindre blessure, plus de peur que de mal. Marina conduit vite, mais bien, elle a bien manœuvré, la voiture a pris le fossé, on a évité la collision de justesse.

Évidemment, mon premier réflexe a été d’appeler maman, par contre je l’ai inquiétée pour rien. Je vais devoir une fois de plus lui dire que je suis un adulte et que je n’ai pas besoin d’elle.

Ce soir je dîne avec mon père. On s’est pas vus depuis 10 ans, j’avais 11 ans. Il m’a écrit sur Facebook, il donne une conférence à Poli après-demain. Il a su que, comme lui, je voulais être architecte, j’ai hâte de le revoir et j’ai peur en même temps. C’est fou cette anxiété, un océan nous séparait, mais j’ai l’impression que plein de trucs nous rapprochent, que les liens n’ont jamais été brisés, juste un peu défaits à cause de la séparation de mes parents.

Le téléphone vibre. Appel entrant, Maman :

Raphaël, comment tu vas?
Je vais bien, je suis de retour à ma résidence. J’allais t’appeler.

Je suis à Milan, donne-moi ton adresse, j’ai pris un hôtel tout près. Je prends une douche et j’arrive.

Raphaël l’interrompt, énervé :

Quoi? T’es pas sérieuse là? Je t’ai écrit de ne pas venir pis tu répondais pas! J’ai un cours dans trente minutes, je partais et je suis occupé ce soir. Pourquoi t’es venue?
Pour t’aider, pour m’assurer que tu es correct... Raphaël explose :
Maman, tu veux encore contrôler ma vie même quand je te dis que je suis correct. On avait convenu que tu viendrais à Milan plus tard, pas maintenant. Tu veux toujours contrôler tout, c’est pour ça que je suis venu ici, pour respirer, pour faire ma vie loin de toi, j’ai 21 ans, lâche-moi!

Il raccroche et se prend la tête à deux mains.

Fuck! Faut que je crie pour qu’elle comprenne?

***

5 janvier

Maman m’a écrit des textos, laissé des messages, j’ai répondu tantôt : On avait un deal : c’est moi qui callait la shot avant que tu viennes à Milan. Je t’ai appelée en panique, mais je sais qu’une heure plus tard quelqu’un de l’hôpital t’a parlée pour te dire que je n’avais rien. Je suis désolé, on ne se verra pas, tu peux retourner à Montréal, je vais bien. Ciao.

J’ai un petit mal de tête, c’est probablement dû au dîner bien arrosé avec Diego hier plus que des suites de l’accident ou de la pression que ma mère exerce passionnément sur moi.

C’est vrai, je ressemble à mon père : grand, mince, cheveux dépeignés, même sourire : pas mal cool le paternel. On a parlé des heures et tout coulait, quelques silences, juste ce qu’il faut pour trouver les bons mots. Il est associé dans un cabinet d’architectes à Rome avec des jeunes et aussi son ami Marco. Il travaille fort, principalement sur des projets résidentiels, donne des conférences, fait beaucoup de sport. Il est resté discret sur sa vie sentimentale et ça ne me dérange pas, j’avais plutôt le goût de l’entendre sur la raison de son départ de Montréal.

Il m’a raconté sa version, que maman et lui se sont connus en Europe quand elle voyageait seule. Ils ont fait quelques auberges de jeunesse ensemble avant que maman poursuive sa route. Ils se sont écrit toutes les deux semaines pendant six mois et papa est venu passer Noël à Montréal... il est resté. Il a obtenu son diplôme d’architecture de l’UdM, a conçu le restaurant dont maman rêvait et, ensemble, ils ont mis des mois à démolir, rénover, construire pour ouvrir le Chardonneret.

Raphaël pense à la conversation à la pizzeria :

J’ai aimé Françoise comme un fou : sa fougue, son énergie, son talent en cuisine, sa beauté. J’aurais fait n’importe quoi pour la faire rire, pour qu’elle m’aime comme je l’aimais. Quand le restaurant a ouvert, elle s’est donnée corps et âme et moi, j’ai joint une grande firme qui faisait dans l’architecture institutionnelle. C’était pas très excitant, mais ça nous assurait un revenu stable pour que Françoise vive à fond son rêve du Chardonneret. Et puis, on a eu le plus beau des cadeaux: toi, Raphaël.

La soirée s’est poursuivie sur le ton de la confidence, Diego a été blessé et a choisi de fuir. Je ne suis pas certain de tout saisir; j’ai écouté attentivement, et peut-être qu’on aura l’occasion d’en reparler un jour.

J’ai raconté pourquoi je veux être architecte, créer des espaces pour rendre les gens heureux en étant respectueux de l’environnement, de notre planète. J’ai eu le courage de lui confier que j’avais choisi l’échange à Milan en espérant le revoir mais que je ne chercherais pas à déranger sa vie, à m’imposer, que je me sentais prêt à voler de mes propres ailes. Il s’est levé, a fait le tour de la table pour me prendre dans ses bras. J’avais les larmes aux yeux, lui aussi.

Demain, c’est sa conférence à 19h, je vais demander à Marina de m’accompagner et on ira prendre un verre avec Diego après.

***

Françoise est assise au bar de son hôtel. Sobrement chic, maquillée légèrement, chignon décoiffé, la classe! Le barman dépose un cocktail devant elle :

Dry martini per signora!

Grazie.

Elle prend son portable, écrit : Merci pour ton message, Frédéric, moi aussi, j’ai passé une superbe soirée. Je me suis envolée d’urgence pour Milan après ton départ. Mon fils a eu un accident d’auto, il est sain et sauf, mais je vais rester quelques jours pour le voir. Je reviendrai vendredi, je te fais signe à mon retour. Bises, Françoise.

Françoise passe un appel qui va automatiquement sur la boîte vocale, elle soupire :

This is Raphaël, please leave your number!

Françoise raccroche, nul besoin de laisser un autre message.

Buonasera Françoise.

Françoise sursaute, lâche maladroitement son téléphone, elle rougit subitement, bafouille :

Diego...

Diego se penche pour lui faire la bise. Françoise tend les 2 joues, se recule rapidement sur le dossier de son fauteuil. Elle le toise des pieds à la tête, et pense : toujours aussi élégant. Diego s’assoit fait signe au barman de la main en montrant le verre de Françoise.

Buenosera, due martini, per peciere.

Un silence qui n’en finit plus s’installe, Diego brise la glace :

T’as fait bon voyage ? Pas trop décalée? Françoise finit son verre d’une traite et dit d’un ton sec :

Ça va, merci d’avoir accepté de me voir. Je crois qu’on n’a pas besoin de prendre des détours, t’as vu Raphaël?
Oui, hier. Je donne régulièrement des conférences à Milan et quand j’ai su qu’il venait faire une session ici, j’étais excité à l’idée de revoir mon fils après 10 ans. Je croyais que Robert t’en avait parlé?
Oui et comme vous êtes tous les deux majeurs et vaccinés, c’est naturel j’imagine. J’ai une question pour toi, comment t’est venue l’envie de revoir ton fils après nous avoir laissé tomber?
Je ne vous ai pas laissé tomber. Je t’ai quittée parce qu’on n’était plus heureux Françoise, du moins, moi je ne l’étais pas et je ne pouvais plus vivre avec toi.

Un autre silence, le barman apporte les dry martini et une petite assiette d’olives.

J’ai vu Raphaël grandir sur la page Facebook de Robert, mais comme tu refusais toute communication avec moi, j’ai rien commenté, j’ai respecté ton souhait. J’ai vu les photos avec son équipe de soccer, ses camps d’été, ses expositions de photos au secondaire, la photo du bal de graduation, j’ai rien raté... comme les versements dans ton compte de banque.

Françoise écarte les yeux, prête à bondir, Diego l’interrompt :

S’il te plaît laisse-moi parler. Tu sais très bien que l’argent n’était pas un enjeu entre nous et c’était normal que je paie ma part pour les dépenses que tu avais pour la garde de Raphaël et son éducation. Je suis désolé si je me suis mal exprimé.
Ça va.
Je n’ai jamais tenté d’intervenir dans l’éducation de Raphaël parce que tu ne voulais pas en parler et ce depuis bien longtemps avant que je quitte le Québec.
Pourquoi tu dis ça? Tu es parti parce qu’on discutait comment élever notre fils? Tous les couples ont des conversations comme ça!
Conversation oui, monologue non. Tu devais toujours avoir le dernier mot Françoise et ce que je disais ou pensais t’importait peu. Pour le restaurant, c’était pareil, quand on a ouvert, t’es devenue quelqu’un d’autre, t’étais hantée par le resto, quand ce n’était pas par Raphaël. J’avais l’impression que je n’existais plus pour toi.
C’est quoi cette histoire, j’ai accepté d’aller en thérapie avec toi!
Oui pour faire la gueule quand j’osais dire comment je me sentais. Tu devais avoir raison sur tout Françoise, le dialogue était impossible, je n’étais plus ton partner. Et je dois avouer que tu as fait une job d’enfer pour les 2, chapeau! Le Chardonneret était un des restos les plus hot à Montréal et notre Raphaël est magnifique, intelligent, bien aligné, sûr de lui, merci!
Merci? Tu règles tes comptes avec moi pour ensuite me remercier? Attends un peu, Diego, tu y vas un peu fort.
Diego boit d’un trait son cocktail et poursuit :
Vraiment? Je ne crois pas Françoise. Je vais te donner un autre exemple : tu as débarqué à Milan sur un coup de tête alors que Raphaël avait clairement exprimé son besoin d’autonomie et que tu savais très bien qu’il n’était pas blessé. Aussi, tu as su que lui et moi, on devait se rencontrer. C’est pour ça que tu es venue, pour jeter un coup d’œil sur ma relation avec Raphaël?

Françoise se lève brusquement :

Cette fois-ci, c’est moi qui en ai assez. J’en ai marre de me faire engueuler par vous deux!

Françoise sort en trombe du bar. Diego fait signe au barman pour un autre dry martini.