Hou là! Je crois que je viens de dire une grosse connerie… Se dit Jean. Qu’est-ce que je réponds? Qu’est-ce qu’il y a avec ma mère? Elle est morte? On est en froid? Elle habite en Patagonie? Le mieux c’est de ne rien dire et d’attendre sa réaction à elle. Se dit-il tout en se penchant pour ramasser le verre brisé par terre.

- T’es allé voir cette vieille babacool droguée hasbeen qui me déteste parce que j’aime les belles choses? Cette vieille hippie péquiste qui sent le patchouli et qui bouffe des champignons magiques en buvant du Kombucha dégueulasse? Qui se vante d’avoir baisé la moitié des retraités de l’union des artistes «Avec pas d’capotes»? Mais qu’est-ce qui t’a pris d’aller voir cette gorgone le jour de ton vernissage?

- Euh… (Il continue à ramasser les dégâts comme si de rien n’était)

- Bon… Pardonne-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris. Je sais que c’est ta mère et qu’on n’en a qu’une… Mais je ne peux pas m’empêcher de la détester et elle me le rend bien.

Dit-elle en se penchant pour l’aider.

- Non, c’est moi qui te demande pardon (Ouf! Au moins elle est toujours vivante et elle est restée la même…). Je n’aurais pas dû t’en parler comme ça, à brûle pourpoint. C’est un manque de délicatesse de ma part. Ça m’a échappé…

- Comme les verres de Spritz. Répliqua-t-elle en souriant. Il va falloir bien essuyer sinon le plancher va nous coller sous les pieds pendant des jours. Ta biche s’en occupe, vas te préparer.

Ma biche. D’accord. Plus de Camille, c’est ma biche. C’est vrai qu’elle en a les yeux…

- D’accord ma biche chérie. Je prends ma douche. Excuse-moi encore, t’es un ange…

- Allez vas-y espèce de démon mignon. Ce soir, c’est ton soir!

Dans la salle de bains fermée à double tours, Jean pensa qu’il n’avait pas parlé des enfants avec Lucie. Les enfants, qu’est-ce qu’ils devenaient dans tout ça? Avaient-ils de nouveaux parents? Peut-être des copies-carbone de nous deux qui vivaient une vie parallèle à la nôtre? À ce stade-ci, toutes les élucubrations se valaient. Ce qui lui importait, c’était que les enfants ne se retrouvent pas seuls avec des parents disparus sans laisser de trace. Il fallait reparler à Lucie. Il la rappela sur son téléphone remarquablement intelligent. Elle répondit après deux sonneries.

- Jean?

- Lucie?

- Comment tu te débrouilles avec ta fausse compagne?

- Jusqu’ici, je n’ai pas commis de trop gros impair. Elle veut que je l’appelle ma biche.

- La bitch!

- Si tu veux, mais on n’a pas vraiment le temps pour ça… Le tien, il est pas trop beau j’espère.

- Il a du bedon et du poil au poitrail

- Ouach! Mais comment tu sais ça?

- Chemise trop serrée, col ouvert et poils qui débordent. Beurk…

- Bon, on parlera de ça plus tard. T’as pensé aux enfants?

- Comme si une mère pouvait penser à autre chose… Je m’inquiète beaucoup pour eux.

- Moi aussi. Mais, attends, Isabelle ne doit pas dormir chez une copine?

- Oui, c’est vrai. Chez Camille.

- …Camille?

- Oui, Camille. Qu’est-ce qu’il y a?

- Non, ça va, t’en fais pas. Donc on a une marge de manœuvre avant qu’elle remarque quoi que ce soit. Et Yannick?

- Il a son match et souvent il rentre tard. Là aussi, on a une marge.

- Bien. Il faut que je me prépare pour mon vernissage.

- Ton vernissage? Tu peins? Toi?

- Mettons que mon double a peint. Je ne sais pas si j’ai vraiment hâte de voir ça. On garde le contact. Je t’aime.

- Moi non plus…

- T’es folle! Bisous!

Après une douche rapide, Jean, enroulé dans sa serviette de bain, se dirigea vers ce qui devait être la chambre des maîtres en esquivant les mains baladeuses de la biche qui tentait d’enjôler son cervidé : Pas le temps chérie… T’as raison mon beau, concentre-toi sur ta soirée.

Il était un peu médusé devant sa nouvelle garde-robe : vêtements de prix et chaussures luxueuses côtoyaient cravates et nœuds papillons soyeux. Heureusement, Camille avait déjà tout préparé sur le lit. Il n’eut pas à choisir et se trouva, ma foi, très beau dans sa tenue d’un classique juste assez excentrique pour souligner l’inévitable originalité d’un artiste en pleine ascension.

Camille prit le volant de la Jaguar aussi racée qu’elle. Étonnamment, la voiture de Lucie avait disparu…

Le trajet jusqu’à la galerie fut constellé de sourires complices, de caresses amicalo-pudiques et de conseils avisés de la part de Camille dont le comportement ressemblait de plus en plus à celui d’une spécialiste en communications/marketing conseillant son poulain.

Arrivés à la galerie, Jean consulta le programme de sa propre exposition.

Bienvenue au vernissage de la nouvelle expo de Jean Ducharme

Femme Libérée

Salle 1 : Ne la laisse pas

Salle 2 : Tomber

Salle 3 : Elle est si fragile

Salle 4 : Être une femme libérée

Salle 5 : Tu sais

Salle 6 : C’est pas si facile…

Jean songea tout de suite à sa mère. C’était son hymne. Camille le fredonnait aussi. Mais qu’est-ce que tout ça voulait bien dire? Un message? Un fil conducteur? Une solution?

On devait quand même entrer… Qu’allait-il pouvoir dire à tous ces gens qu’il ne connaissait pas et qui étaient venus pour lui ce soir? Il prit la résolution de jouer l’artiste discret et de sourire béatement à tous ceux qui croisaient son regard. Accueillir humblement les compliments en faisant l’artiste qui n’aimait pas les bains de foule s’avérait être une stratégie prometteuse. Il répondrait par oui ou par non aux questions qu’on lui poserait ou alors il retournerait la question à celui qui la posait…

- J’ai senti comme une influence Wartemillienne dans votre touche, comme si l’émotion transcendait le geste en anoblissant la matière. Ne trouvez-vous pas?

- Wartemillienne vous dites? Mais encore…

- Etc…

Camille était déjà partie charmer de potentiels acheteurs et Jean regardait une de ses œuvres qui semblait évoquer une bohémienne déstructurée qui lui rappela les paquets de Gitanes, les cigarettes brunes d’intellos que fumaient ses parents jadis.

Derrière lui, comme une odeur de patchouli teintée de marijuana. Maman?

- Maman?! Mais qu’est-ce que tu fais ici?!

- Et toi, mon pauvre Jean? Toi aussi? On est vraiment dans la chnoute!