Les temps changent et les gens aussi. Gilles rêvait de devenir riche. Bien nanti, il ne se considère pas fortuné. Il sera riche quand il pourra dépenser comme bon lui semble sans tenir compte de son budget. Ce jour n’est pas demain, mais qui connaît l’avenir?

Le souper n’a pas été concluant. Aline ne s’est pas confiée malgré l’offre de Gilles. Elle est restée muette quelque temps pour ensuite bifurquer la conversation sur le pilotage d’avion et sur la végétation malgache. Après avoir parlé de tout et de rien, la soirée s’est terminée en beauté dans le salon en sirotant un Amarula. Gilles a vu, sur une table d’appoint, un cadre décoratif avec la photo d’un homme. Sa curiosité piquée, il a toutefois préféré garder ses questions pour lui.

Couché aux côtés d’Aline, il récapitule son voyage depuis son arrivée à Cape Town. Durant les quatre premières semaines, il a vécu plus de changements qu’en une année dans sa vie monotone avec Diane, une femme castratrice. Un virage, 180 degrés. Il se dit « ma vie a virée boute pour boute »! J’ai rencontré l'extraordinaire Aline qui ne cesse de me surprendre. Mais qui est donc cette femme mystérieuse? Elle vit seule, recluse dans un royaume. L’endroit est certes merveilleux. Pourrais-je y vivre à l’année? Il est vrai que j’ai besoin d’air et de liberté, ici c’est plutôt une cage dorée isolée de tout. Seule la beauté du paysage est au rendez-vous. Elle dirige ses employés de mains de maître, voire de fer. Qu’est-ce qui peut bien la rendre heureuse? Que cache-t-elle? Qui est cet homme « encadré », la seule photo d’une personne dans toute la maison? Demain, je la confronterai.

Au petit déjeuner sur la terrasse, le voilà, tournant en rond dans ses pensée et cherchant par quelle porte entrer pour obtenir des réponses à ses questions. Tel l’avocat de la défense qui interroge un client lors d’un délit, il doit aller chercher tous les éléments, sans émotion ni jugement. Rester neutre en tout temps.

Aline fixe l’horizon, sa tasse de café à la main. Elle semble songeuse, voire triste.

Convaincu du bon moment, il ose!

-Le paysage est magnifique! Je te vois méditative.

-Oh non mes idées étaient ailleurs, j’étais très loin du moment présent.

Ayant perdu sa dignité, Aline ne voit plus les beautés et le luxe qui l’entourent. Aujourd’hui, particulièrement, son attitude est différente.

-Où étais-tu alors?

L’air contrarié Aline dit « Gilles, j’ai un aveu à te faire ».

-Oh, je suis prêt, tu peux tout me dire, j’ai l’expérience, tu sais. J’en ai entendu des confidences dans ma vie. L’écoute est en fait une compétence importante de ma profession en ressources humaines.

-Parfait. J’aimerais que tu me laisses parler et que tu n’interviennes pas. Ensuite, je pourrai répondre à tes questions.

-OK madame, je le jure, je serai tout ouïe! dit-il en posant solennellement sa main sur son cœur.

-Par où commencer… Pour faire une histoire courte. J’ai été mariée à un homme que j’ai aimé. Il est décédé il y a cinq ans. Il était mon phare, ma bouée, ma sécurité. C’est lui qui contrôlait mon ambition de pouvoir et d’argent. Tu sais, l’avidité est destructrice. Arthur me ramenait à l’ordre. Depuis sa mort, j’ai posé des actions qui aujourd’hui mettent ma vie en jeu. J’ai aussi causé des dommages à des familles et leurs enfants, j’ai profité de leur vulnérabilité et de leur pauvreté pour leur faire miroiter un avenir meilleur. Je les ai exploités pour m’enrichir. J’ai été jusque-là. Maintenant, j’ai peur.

Gilles a sa réponse, ce doit être la photo d’Arthur qui est exposée dans le salon. Aline continue son récit.

La raison pour laquelle je suis allée à Cape Town, c’était pour rencontrer des gens. Ils ne cessent de me menacer, des corrompus comme moi. Ils veulent plus d’argent pour me laisser tranquille. Je me demande si je parviendrai à la liberté même si je les rembourse. L’argent je l’ai, ce n’est pas le souci. D’un côté j’ai les militants d’une ONG qui met en place des programmes pour encourager les enfants d’aller à l’école au lieu de travailler dans les mines. À leurs yeux je suis une exploiteuse ce qui n’est pas faux. De l’autre, j’ai les corrompus que je croyais mes alliés, ils agissent comme gardiens du territoire de la mine de tourmalines que j’opère depuis sa découverte en 2013. C’est tellement compliqué tout cela que je ne sais pas comment t’expliquer ma vie des cinq dernières années. Je peux comprendre que tu puisses être dégoûté par ma confidence. Gilles, j’ai des ennuis énormes et je ne sais pas si j’en sortirai vivante.

On se connaît depuis peu, je me suis rapidement attachée à toi. Tu es un homme bon, beau, curieux, intelligent et tendre. Au bar du Café Caprice, en jasant, j’ai vite compris ta droiture et capté ta naïveté. J’espérais profiter de ton profil légal impeccable. L’option de me servir de toi pour transporter des pierres était intéressante. Durant les premiers jours de notre fréquentation, je me demandais si je t’impliquerais dans le trafic sans que tu le saches ou si je te proposerais d’embarquer dans ma galère en t’offrant de devenir mon partenaire. J’ai choisi de ne rien faire et de rembourser les guerriers. J’ai choisi d’adhérer à tes valeurs. Cela ne garantit en rien mon avenir. Maintenant que tu es venu ici, cela fait de toi un complice et j’ai peur d’avoir mis ta vie en danger.

Après avoir supplié Gilles de repartir pour Montréal et de la quitter pour toujours pour qu’il préserve son honneur et sa sécurité, elle s’est écroulée en larmes en marmonnant, je suis un monstre et je mérite tout ce qui m’arrive. Elle venait de reconnaître sa culpabilité et de montrer sa vulnérabilité.

Ce qu’il venait d’entendre sortait de l’entendement. Gilles était au fait de la violence, de la prostitution, de la consommation de drogue et d’alcool, ainsi qu’aux délits de toutes sortes en Afrique. Il a vu le film Le diamant de sang, il a lu à ce sujet. Jamais, jamais, au grand jamais, il n’aurait cru être témoin et complice de cette histoire d’horreur. Pour lui, le trafic de pierres précieuses, les exploiteurs d’enfants pour en faire des chercheurs de pierre ou, pire, des enfants soldats sont l’antithèse de son intégrité et méritent d’être condamnés. Les souvenirs d’horreur du film Bêtes sans patrie sur les enfants soldats ressurgissent dans sa mémoire. L’enfant tueur même de sa famille. Comment Aline a-t-elle pu en arriver là?

Le sol venait de disparaître sous ses pieds. L’état de panique s’installait et il avait besoin de prendre un moment pour se sortir de la terreur. C’était comme dans un cauchemar, le temps s’est arrêté. Gilles, traumatisé, en état de choc émotionnel, le teint pâlit, les yeux hagards, le souffle coupé, le haut-le-cœur, frissonnant, s’écroula sur le sol de la terrasse.

Aline, figée criait à tue-tête AU SECOURS!