Depuis ce jour, Bill s’est pris d’amour pour les armes à feu, il est toujours à l’affut d’un nouveau modèle qui viendrait compléter sa collection. Elles sont bien rangées dans la vieille armoire familiale qui trônait autrefois dans la chambre de ses parents. Bill les passe mentalement en revue et en comptabilise 25. Il tient même un cahier dans lequel il les répertorie : la marque, l’année de fabrication, la date d’achat, il a pris l’habitude de tout noter.

Rien que d’y penser, Bill frémit d’impatience, son corps est parcouru d’un frisson de plaisir. Bill aime les caresser, les nettoyer délicatement après chaque utilisation. Il a un rapport presque charnel avec ses armes. Mais celle qui a sa préférence, c’est son magnum 357, qu’il a prénommée Morgan.

Quand il est en sa compagnie, quand il sent la crosse du magnum au fond de sa poche de pantalon frotter sa jambe, c’en est fini, du “gros tas de graisse”, disparue la chiffe molle méprisable qui inspire le dégout. Bill se sent alors invincible rien ne peut lui arriver.

Encore quelques heures avant de retrouver sa collection . Bill jette un oeil à sa montre : 13h30, encore 2h30 à livrer 31 colis. Il n’a pas de temps à perdre, la circulation sur le boulevard est dense, les gens reprennent le travail après leur pause méridienne. Les klaxons se font entendre, la circulation est règlementée depuis hier à cause des pics de pollution qui envahissent la ville. Bill relève sa vitre, l’air est irrespirable, l’atmosphère lourde et pesante. Bill est en sueur, il est à 2 doigts de suffoquer. L’air conditionné ne marche pas, foutu camion !! foutu boulot ! Si ça ne tenait qu’à lui, Bill enverrait tout valser, sa vie de merde, ses 120 kgs, sa solitude, il se sent à nouveau misérable, insignifiant, invisible, inutile, anonyme. Qui se soucie de lui ? Parfois il songe à disparaitre, pas forcément au sens propre mais plutôt, disparaitre pour changer de vie, être un autre, attirer l’attention, être reconnu. Il a toujours eu de l’admiration pour les personnes qui parvenaient à tout quitter du jour au lendemain. Lui pour l’instant ne s’en sent pas capable. Trop peureux, trop frileux, trop minable, trop tout…

Enfin, dernière livraison, Bill revêt son masque de livreur affable, souriant : Bonjour Madame, pouvez signer le reçu s’il vous plait ? Voulez vous que je vous aide à le porter sur le pas de votre porte ?

Bill remonte dans la fourgonnette et prend la direction de l’entrepôt. Sa journée est terminée, il est rincé. Jusqu’à quand pourra t’il tenir ce rythme ? Il va bien falloir que les choses changent. Mais comment ? Quand ?

16h, le voilà dans le métro, il est en sueurs, conscient de la forte odeur de transpiration qu’il dégage. La femme qui est à sa droite, gênée, se déplace de quelques mètres. Bill imagine qu’il la répugne, d’ailleurs il a croisé son regard et perçu tout le mépris et le dégoût qu’il suscite. Immanquablement, lui reviennent à l’esprit les humiliations que sa mère lui faisait subir autrefois. La vieille sorcière est hors d’état de nuire à présent, clouée sur un fauteuil roulant, au fond d’une maison de retraite pour “personnes âgées dépendantes” comme ils disent ! La dernière fois qu’il a vu sa mère, c’était il y environ 2 ans. Elle ne l’a pas reconnu. Elle se concentrait sur son chapelet marmonnant des prières. Sa bouche édentée, ses cheveux longs encadraient un visage malingre, ses joues étaient creusées. Elle ne respirait pas le bonheur la Vieille ! Bill attendait qu’elle crève mais tout bien réfléchi, ne sentait elle pas déjà un peu le maccabée ? En y repensant, Bill sent sa respiration s’accélérer, il a chaud, l’angoisse le saisit au creux de son ventre…Il a peur de faire un malaise comme cela lui arrive parfois. Il essaie mentalement de se calmer, il doit arriver à chasser ces images de rejet.

La Vieille ne peut plus lui faire de mal, il doit se convaincre de ça. Désormais, il peut se défendre. Il est bien entouré ! Ce ne sont pas ses amies les armes qui diraient le contraire. Elles étaient son salut, son seul salut. Les faire défiler dans sa tête, les unes après les autres, lui faisait un bien fou. Il avait hâte de les retrouver. A cette perspective, Bill sent son pouls ralentir, son angoisse disparaitre. Il avait trouvé sa solution anti stress, pas besoin de méditation comme c’était la mode actuellement. Tous les magazines y font allusion. Mais que savent ils ces thérapeutes de pacotille de la véritable angoisse qui vous envahit et vous ronge chaque jour un peu plus ? Que savent ils du mal être des petites gens comme lui, invisible aux yeux d’une société qui met en avant la réussite matérielle, l’injonction à rester jeune le plus longtemps possible et à répondre à des critères physiques toujours plus exigeants ?

Bill haïssait cette époque ou chacun surjoue avec plus ou moins de brio. Lui même s’était fait prendre à ce jeu. Qui pouvait se douter que derrière le personnage du gros bonhomme sans histoire, discret, poli se cachait sa vraie personnalité, sombre, torturée, avide de revanche, et de violence ?

Un jour viendrait où il pourrait se dévoiler au monde. Etre enfin lui même, ne plus faire semblant, connaitre la paix intérieure en passant à l’action ultime !

Bill sursaute, les pleurs d’un bébé affamé le sortent de ses pensées.

Encore 2 stations et il pourra se retrouver à l’air libre. Vite !